L’application des conventions fiscales à l’épreuve de la notion de résident-assujetti : exemple avec la convention France-Singapour

Civil - Personnes et famille/patrimoine
14/09/2016
Rédigé sous la direction de Bertrand COSSON, directeur du département de l'ingénierie patrimoniale - Banque Transatlantique
En partenariat avec le Master 2 Droit du patrimoine professionnel (223), Université Paris-Dauphine


La nouvelle convention fiscale France-Singapour vise à dynamiser les échanges économiques en proposant des dispositifs fiscaux avantageux, et s’inscrit dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, en prévenant les situations de non-imposition. Néanmoins, à l’instar des autres conventions, elle se heurte aux interprétations de la notion de résident-assujetti du conseil d’État qui peuvent en restreindre le champ d’application, et donc les avantages.
Ratifiée par la France le 30 juin 2016 (D. n° 2016-896, 30 juin 2016) pour une entrée en vigueur le 1er janvier 2017, la nouvelle convention fiscale France-Singapour vise à supprimer les doubles impositions et à éviter les situations de non-imposition pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales.

Dans le cas de Singapour, qui bénéficie d’une fiscalité attractive, on peut s’interroger sur l’application de la convention au regard de l’absence de double imposition dans de nombreuses situations (sur les dividendes et les pensions par exemple).

En effet, le Conseil d’État, dans ses arrêts rendus le 9 novembre 2015 (CE, 9 nov. 2015, n° 370054, Rec. CE 2016, p. 376 ; CE, 9 nov. 2015, n° 371132) et le 20 mai 2016 (CE, 20 mai 2016, n° 389994, mentionné aux tables), a une appréciation restrictive de la notion de résident, au sens conventionnel, en refusant cette qualité à des personnes morales exonérées d’impôt (ou soumises à un impôt symbolique). De plus, la convention franco-singapourienne prévoit des clauses anti-abus qui peuvent retirer les avantages de la convention.
Dès lors, à quelles conditions pourra-t-on se prévaloir de la qualité de résident pour bénéficier de la convention ? Quelles seront les conséquences pratiques d’une interprétation équivoque pour les entreprises et les personnes physiques ?
 

La fiscalité conventionnelle avantageuse des dividendes et pensions…


La convention fiscale France-Singapour offre une fiscalité des dividendes très avantageuse, tant pour les personnes morales que physiques.

Dans le cas des personnes physiques, la France prévoit un abattement de 40 % sur les dividendes perçus d’une société de Singapour et limite à 15 % la retenue à la source en cas de dividendes d’une société française à destination de Singapour.

Dans le cas des personnes morales, les dividendes perçus de Singapour peuvent bénéficier du régime mère-fille tandis que les dividendes versés depuis la France vers Singapour peuvent subir conventionnellement une retenue à la source de 5 % seulement, sous conditions de détenir 10 % du capital de la société versante (cf. schémas infra).
Dans tous les cas, les dividendes au départ de Singapour subissent une imposition nulle dans ce pays, qui implique ainsi l’absence de double imposition.



La nouvelle convention n’a pas modifié le régime applicable aux pensions de retraite de source privée qui restent imposables dans l’État de résidence du bénéficiaire. Ainsi, cette imposition exclusive peut engendrer une situation de double non-imposition : absence d’imposition en France en vertu de la convention et absence d’impôt sur le revenu à Singapour (les revenus de source étrangère non perçus par l’intermédiaire d’une société de personnes étant exonérés). Ce serait le cas d’un Français qui irait prendre sa retraite à Singapour en percevant une pension privée de source française.

Ces revenus pouvant ainsi n’être imposés que dans un seul pays (avec un taux réduit en France pour les dividendes), voire même exonérés dans les deux pays (pensions), sont aujourd’hui à l’épreuve des nouvelles interprétations du Conseil d’État et de certaines clauses conventionnelles spécifiques de la convention France-Singapour.
 

     > Cet article fait partie du dossier spécial Patrimoine 2016


 

…oblitérée en partie par la définition restrictive de la notion de résident-assujetti et les clauses anti-abus de la convention


Deux arrêts du Conseil d’État du 9 novembre 2015 viennent limiter la portée de la convention en précisant le champ d’application des conventions fiscales franco-espagnole (CE, 9 nov. 2015, n° 371132) et franco-allemande (CE, 9 nov. 2015, n° 370054, Rec. CE 2016, p. 376). Ces arrêts excluent la qualité de résident au sens conventionnel aux « personnes qui ne sont pas soumises à l’impôt en cause par la loi de l’État concerné, à raison de leur statut ou de leur activité » car elles « ne peuvent être regardées comme assujetties ». Cette interprétation exclurait de facto du champ d’application de la convention les personnes physiques ou morales résidentes à Singapour exonérées d’impôt sur le revenu ; la France retrouverait alors le droit d’imposer les revenus en cause. Une pension privée française perçue et non imposée à Singapour, serait alors taxée à la source (taux de 0 %, 12 % ou 20 % et imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu au-delà de 41 909 €).

Afin de se prémunir contre ce risque, la personne physique devra justifier sa résidence fiscale singapourienne par la soumission effective à l’impôt sur le revenu à Singapour sur des revenus autres que la pension, permettant ainsi de bénéficier de la convention.

Cette position, qui interfère potentiellement avec les choix fiscaux de Singapour – qui pourrait admettre à l’inverse que l’absence d’impôt sur le revenu dans l’État de résidence n’empêchera pas à un contribuable d’être regardé comme un assujetti et ainsi considéré comme un résident au sens conventionnel –, a été précisée dans un arrêt du 20 mai 2016 (CE, 20 mai 2016, n° 389994, mentionné aux tables). Le Conseil d’État a en effet considéré qu’une société exonérée d’impôt sur les sociétés, ou assujettie à une imposition forfaitaire modique, ne saurait être qualifiée de résidente fiscale au sens des conventions au titre de l’impôt sur le revenu, et donc s’en prévaloir. Et ce, alors que les conventions ne prévoient pas la possibilité pour l’administration de faire une analyse quantitative de l’imposition pour déterminer la résidence d’une personne ! Aussi, les dividendes exonérés d’impôt à Singapour et faiblement imposés en France – retenue à la source (RAS) de 5 % ou 15 % – pourraient être visés par cet arrêt et ainsi permettre à la France de les imposer plus lourdement – RAS de 30 %.

Cette interprétation française fait également écho à la clause de limitation des dégrèvements (art. 22), qui existait déjà dans la convention de 1974 (D. n° 75-895, 25 sept. 1975, portant publication de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Singapour tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l’évasion fiscale en matière d'impôts sur le revenu, art. 23, signée à Paris le 9 septembre 1974, JO 3 oct.), qui dispose que les exonérations ou les impositions à taux réduit accordées en France (État de source) sont limitées à la seule fraction des revenus effectivement imposés à Singapour. En invoquant cette clause, la France serait ainsi en droit de ne pas appliquer les allègements fiscaux prévus par la convention pour appliquer sa propre fiscalité dans les cas de double exonération (pension) ou de taxation à taux réduit (15 % sur les dividendes), ces revenus n’étant nullement imposés à Singapour.

Plus largement, la nouvelle clause anti-abus générale (art. 28), qui vise à lutter contre la fraude et l’évasion fiscales permettra de refuser l’application de la convention si l’objectif principal d’une opération est de bénéficier des avantages qu’elle procure.

Par exemple, la création d’une société interposée à Singapour, qui pourrait permettre d’échapper à la RAS de 15 % et de bénéficier de la RAS à 5 %, devra être justifiée, celle-ci ne devant pas avoir pour but exclusif la recherche des avantages conventionnels. Même si aucun recul pratique ne permet à ce jour de mesurer l’efficacité de cette clause et notamment sa cohabitation avec la procédure interne d’abus de droit, elle permettra d’assurer un pouvoir de sanction dans les excès et évitera ainsi les situations de treaty shopping.
Source : Actualités du droit